L’Acte III de la Décentralisation a-t-il sa place dans le dispositif juridique sénégalais ? Une telle question peut paraître, a priori, saugrenue, choquante et même surprendre bon nombres de chercheurs sénégalais intéressés par le droit de la décentralisation. Et pourtant, la réponse à cette question ne s’impose pas d’elle-même. Au demeurant, l’actualité judiciaire sénégalaise offre une formidable opportunité pour réfléchir sur la réalité de la décentralisation, de l’Acte III en particulier.
Les réformes les plus difficiles à mener dans une société sont celles qui touchent à l’Administration. Celle-ci est, en effet, une matière qui intéresse tous les citoyens, en tant qu’institution chargé faire prévaloir, au quotidien, l’intérêt général. Par ce texte, nous tentons d’apporter une contribution à ce débat qu’anime le gratin des juristes sénégalais.
D’emblée, il faut souligner que réfléchir sur une réforme qui n’a pas encore révélé tous ses contours n’est pas aisé. Aussi, serait-il judicieux de poser la problématique de la décentralisation, d’en retracer son historique au Sénégal avant d’entrevoir le contenu de l’Acte III qui se dessine à l’horizon.
On a l’habitude de dire que le Sénégal est un pays de décentralisation. Il est vrai que notre pays a expérimenté la décentralisation bien avant les Etats africains. Il a longtemps fait usage de ses deux composantes que sont la décentralisation territoriale et la décentralisation technique ou par service.
La décentralisation est faite pour les populations. C’est un mouvement concomitant avec le développement de la démocratie. Elle consiste à renforcer les pouvoirs, les capacités de participation des populations à l’effort de développement et à les impliquer à la résolution des problèmes de leur localité. Décentraliser c’est « décider plus rapidement, décider plus près, décider à partir d’une base démocratique c’est-à-dire à partir des représentants choisis par les populations ».
Il faut rappeler qu’à l’Indépendance, sur la base des travaux du Père Lebret et Mamadou DIA, alors Président du Conseil, le Sénégal avait reconnu l’existence de sept zones éco-géographiques. A chacune de ces zones, on a appliqué le principe de la décentralisation technique, en créant ici, la SODEPS pour la zone Sylvo-pastorale. Ailleurs, on a créé la SODEVA pour le bassin central, d’un autre coté la SODEFITEX etc.
Cette décentralisation technique a été combinée à une décentralisation territoriale. En effet, au Sénégal, le processus de Communalisation a débuté dans le courant du 19ème siècle avec les quatre (4) Communes de plein exercice (Saint-Louis, Rufisque, Dakar et Gorée). C’est pour cela que certains juristes estiment que la communalisation intégrale, opérée au lendemain de l’indépendance, ne saurait être considérée comme une étape encore moins comme l’Acte I de la décentralisation en ce sens qu’elle a été héritée de la Colonisation. Ainsi, lorsqu’il s’est agi de généraliser les Communes de plein exercice, on n’a pas jugé nécessaire de faire une réforme substantielle.
Toutefois ces Communes n’étaient régies par aucun texte législatif ou réglementaire. Il a fallu attendre l’année 1966 pour que soit adopté le Code de l’Administration Communale. Après la mise en place des Communes, on s’est ensuit, intéressé à la question de la gestion du monde rural par ses populations d’où l’Acte I de la décentralisation au Sénégal qui correspond à la création des Communautés rurales.
C’est pour dire qu’après l’Indépendance, la première vraie réforme est intervenue en 1972. Elle a été opérée avec la loi 72-25 du 19 avril 1972. Celle-ci introduit de la décentralisation en milieu rural en créant les Communautés rurales. Les Communes, on le sait, avaient été créées par le colonisateur français. Donc la première entité territoriale décentralisée au Sénégal remonte à 1972. Voilà pourquoi d’aucun considère que c’est la loi 72-25 du 19 avril 1972 qui constitue en réalité l’Acte I de la Décentralisation au Sénégal.
Cette perception est contestée par d’autres juristes qui estiment, pour leur part, que la réforme de 1972 ne peut être que l’Acte II de la Décentralisation sénégalaise. Leur position est compréhensible. En effet, en 1996, le Sénégal a connu une grande réforme, qui était ambitieuse, audacieuse et qui du plus n’a pas produit tous ses effets. Toutefois, une étape importante du processus de décentralisation allait être franchie avec la région qui devient au-delà de sa nature de circonscription administrative, une Collectivité locale. En outre, on avait prévu avec la loi 96-07 du 22 mars 1996 le transfert de neuf domaines de l’Etat aux Collectivités locales, l’allègement voire ou même la suppression de la tutelle s’en est suivie. Ainsi, les Collectivités locales étaient devenues « maîtresses » de l’opportunité de leurs décisions. C’est pour cela qu’on a parlé d’Acte II de la Décentralisation. Le Président DIOUF disait à ce propos que cette réforme allait faire vivre au Sénégal « une Révolution silencieuse ».
Aujourd’hui, si on doit en faire le Bilan, on ne peut dire que tout est totalement négatif. Il faut reconnaitre qu’il y a d’abord un dispositif juridique et institutionnel assez sophistiqué. On a aussi une tradition de Collectivités locales alors que des pays viennent de découvrir ce phénomène. Une expérience de démocratie locale avec notamment le « protagonisme » des forces politiques qui se battent au niveau local pour avoir des représentants peut être notée. En outre, il y a une tradition de gestion locale. Cela on ne peut le nier. Mais, là où il y a des problèmes avec ces différentes réformes, c’est au niveau du développement, au niveau de la dimension économique de la décentralisation. Autrement dit, la décentralisation a pêché sur deux plans. Premièrement, la décentralisation n’a pas permis de réformer l’Etat. Parce qu’au fond ce que l’on voulait avec la décentralisation, c’était une réforme de l’Etat ; changer la manière d’être et d’agir de l’Etat ; faire en sorte que les choses ne se décident plus à partir de Dakar pour être imposées à la base. C’était en quelque sorte de pouvoir casser ce clivage entre le Sénégal utile et le Sénégal oublié. Mais au fond, on se rend compte que cette réforme de l’Etat n’a pas été réussie. En d’autres termes, la décentralisation sénégalaise quoique vieille, quoique sophistiquée n’a pas permis de mettre en place un nouveau type d’Etat adapté, proche des populations et qui promeut le développement en tenant compte des spécificités locales.
Deuxième chose qu’on n’a pas réussi c’est d’actionner le levier du développement économique à partir de la décentralisation. En réalité, on n’avait pas simplement décentralisé pour créer une classe politique locale, pour avoir une reconfiguration institutionnelle. On avait décentralisé parce que l’on pensait qu’on allait réunir les conditions d’un développement économique à la base. On allait permettre aux acteurs à la base d’exploiter les potentiels des terroirs et des territoires pour pouvoir impulser le développement. Et force est de constater, sous cet angle, que la décentralisation n’a pas été réussie.
Tout compte fait, aujourd’hui, l’Acte III se dessine à l’horizon, se plaçant ainsi au fronton de notre organisation administrative. Il suscite beaucoup d’attentes notamment le développement local qui peine à décoller. Pour le Président Macky SALL, il s’agit « d’organiser le Sénégal en territoires viables, compétitifs et porteurs de développement durable à l’horizon 2022 ». Cette réforme administrative en cours va procéder par un phasage, par des étapes.
Dans la phase 1 (une) il y aura Communalisation intégrale. Elle postule que désormais au Sénégal, il n’y aura plus de Communes et de Communautés rurales. Ces dernières vont être transformées en communes. Ainsi, la collectivité locale de proximité sera la Commune et non la Communautés rurales. Il y aura des implications et la première sera la simplification du vocabulaire institutionnel. Souvent même, dans le cadre de la coopération décentralisée, les interlocuteurs du Sénégal avaient des problèmes car ils ne reconnaissaient pas la Communautés rurales dans leur jargon institutionnel. Ensuite, cela va permettre de moderniser les Communautés rurales. Ce ne sera pas seulement un changement sémantique, terminologique, sinon cela n’apporte rien. Les Communautés rurales, devenues Communes, auront désormais des ressources qu’elles ne pouvaient avoir et que seules les communes avaient. Les Communautés rurales vont avoir des possibilités et des capacités institutionnelles qu’elles ne pouvaient avoir. Exemple : les textes leur interdisaient de recruter un personnel. Une Communauté rurale se limitait à deux personnes, le Président de la Communauté rurale et un assistant communautaire. Désormais Communes, elles auront la possibilité de se doter de personnel et de capacités institutionnelles nécessaires. Les Communautés rurales n’étaient pas libres pour faire par exemple leur budget comme elles le voulaient à cause notamment des contraintes qui pesaient sur elles. On considérait en effet qu’elles étaient des Collectivités locales mineures et que seules les communes étaient majeures. Maintenant, il va y avoir une égale dignité des Collectivités locales. Les anciennes Communautés rurales devenues communes vont avoir les mêmes compétences, les mêmes attributs, la même envergure que les Communes. En plus, les zones de terroirs qui sont dans leur territoire, elles vont continuer à les gérer comme les Communautés rurales les géraient. Autrement dit, on ne va plus les déposséder. La loi sur le domaine national prévoit que quand une Collectivité locale devient Commune, les terres du domaine national qui étaient sur son territoire, notamment les terres à vocation agricole, vont être reversées automatiquement dans le domaine privé de l’Etat. Ici, on ne les dessaisit pas. Elles vont avoir toutes les avantages, tous les atouts, toutes les opportunités des communes. En plus, elles gardent les avantages de la ruralité.
Le deuxième axe de la réforme, c’est l’érection du département en Collectivité locale. Maintenant, on va avoir des échelles de gouvernance à tous les niveaux (une échelle de gouvernance démocratique de proximité, une échelle de gouvernance démocratique au niveau du département et une autre au niveau régional. Autrement dit, il n’y aura plus une seule échelle de gouvernance qui sera entre les mains de l’Etat. On va rendre aux populations les échelles de gouvernance. Les populations vont élire leurs représentants et cela va être le cas du département. Et pour ce dernier, l’intérêt c’est qu’elle soit une collectivité territoriale assez homogène du point de vue socioculturel. En effet, on se sent plus « Mbourois », « Tivaouanois » que « Thiessois ». Donc, il y a un lien d’affection, un sentiment d’appartenance qui est plus fort quand il s’agit du département que quand il s’agit de la région. Et au-delà, il y a une résonnance historique car les départements actuels sont l’émanation des anciennes provinces. Donc en faire une Collectivité locale accroitrait la participation locale.
Conséquemment, il va y avoir une redistribution des compétences. Ainsi, la plupart de celles-ci qui étaient dévolues aux régions vont être transférées aux départements. Il s’agit notamment de l’action sociale, la gestion des écoles, la santé etc. La région elle, aura essentiellement des compétences en matière de planification, en matière d’aménagement du territoire. Ce qui justifie l’assertion du maire de Dakar, Khalifa SALL : la décision d’« agir localement est irrévocable » et « la gestion locale est devenue incontournable ».
Et dans la phase 2 (deux), qui se fera après la tenue des élections locales, il sera question essentiellement de deux voire trois aspects fondamentaux. L’aspect le plus fondamental et qui est le « noeud gordien » de la décentralisation, c’est le financement des Collectivités locales. En effet, les ressources sont encore trop gardées à Dakar. Donc, ce qui va focaliser l’attention, ce sont les innovations dans le mécanisme de financement de la décentralisation. Le deuxième aspect serait le regroupement, en pôles de développement, des collectivités locales. La réflexion portera sur la manière d’inciter les territoires à aller sur la base du volontarisme, de la contractualisation vers les pôles. C’est d’ailleurs ce qui se fait au Sud avec l’entente Casamance qui regroupe les régions de Sédhiou, de Kolda et de Ziguinchor. Et enfin, le troisième aspect de cette seconde phase de la réforme serait la correction des incohérences territoriales. La plupart des grandes Communes sénégalaises étouffent alors que les Communautés rurales ont encore des terres qu’elles ne parviennent pas à utiliser. Certainement cela va poser des problèmes. Mais, un Etat ne peut pas non plus dire que toucher aux terres des Communautés rurales va provoquer des soulèvements. Il sera donc question de trouver des arrangements entre la Communes et les Communautés rurales devenues Communes pour le partage des terres.
L’Acte III de la décentralisation lancé officiellement le 19 mars dernier va probablement bouleverser l’architecture institutionnelle sur laquelle reposait, le Sénégal, jusqu’ici. Sera-t-il une réalité ou une chimère ; éternel mimétisme ou résultat de l’évolution ; politique décentralisatrice ou politique politicienne ? Dans tous les cas, une interrogation de l’histoire confirmera que le Sénégal est un pays de réformes, de colloques, de séminaires. Seulement là où le bas blesse c’est dans l’application des conclusions de ceux-ci.
Assane NIASS, FSJP-DAKAR