L’Aid’El Kabîr, fête du sacrifice communément appelée Tabaski a une grande ampleur dans l’agenda des fêtes musulmanes au Sénégal. La tabaski préoccupe à plus d’un titre toutes les personnes et particulièrement les chefs de famille. Cependant, la hantise des charges parfois superflues et facultatives qui obsèdent et angoissent pas mal de chefs de famille montre à suffisance qu’on célèbre la fête, non pas par soumission à une recommandation divine mais parce qu’il y a le regard social.
Allah n’a-t-Il pas dit dans le Saint Coran qu’Il oblige une personne que selon sa capacité ?
Pourquoi cherche t- on donc à outrepasser nos capacités en engageant inutilement des dépenses évitables et non exigées par Allah?
Ces interrogations fort intéressantes laissent à croire qu’il y a implicitement des interférences socioculturelles qui déteignent sur l’accomplissement de l’acte cultuel.
En d’autres termes, il y a une invasion de nos pratiques culturelles dans la célébration de la fête de tabaski.
I/ La Tabaski : Une fête empreinte exagérément de contraintes socioculturelles au Sénégal :
Il est évident que la coutume et la religion entretiennent des relations très étroites. Mais la religion est différente de la coutume. Il y a lieu donc de délier ou de démêler deux choses tout à fait différentes. La religion relève de l’ordre de la croyance et la soumission aux recommandations divines conformément aux règles et principes établis. Or les coutumes sont les convenances socialement admises et dont leurs applications répétitives dans le temps finissent par leur conférer une force obligatoire.
La tabaski à force d’être célébrée dans le temps, a vu progressivement l’immixtion de certaines pratiques sociales et coutumières qui biaisent radicalement sa dimension religieuse.
Aujourd’hui on ne peut quasiment pas échapper au diktat des pressions socioculturelles dans la célébration de la tabaski. Par conséquent, certains musulmans par peur du regard social s’imposent le fardeau d’acheter, à leurs corps défendant, des béliers qui sont au-delà de leurs bourses.
Or, Dieu n’impose aucune personne au-delà de ses moyens. Mais, le souci d’incarner ce que certains musulmans considèrent comme « une respectabilité sociale » les dicte à franchir le seuil de leurs possibilités financières.
Un bélier embonpoint est socialement une obligation pour tout père de famille quelles que soient ses capacités financières.
Et pourtant Allah nous rappelle à la Sourate(22) Al Hadji Verset 37 que : « ni leurs chairs ni leurs sangs ne touche Allah, mais votre piété le touchera. Il vous les (bestiaux) a soumis pour que vous proclamiez la grandeur d’Allah qui vous a guidés. »
De ce fait, les surenchères ostentatoires de béliers vendus à coût de millions qui défraient la chronique sont révélatrices de l’invasion des logiques socioculturelle dans la célébration de cette fête religieuse.
Mieux, il n’est pas obligatoire même de sacrifier un bélier. En effet, au regard de la loi islamique ceux qui n’ont pas les moyens d’acquérir un bélier, peuvent recourir à une brebis, un bouc ou une chèvre.
Mais ce que l’on constate c’est que la société, de gré ou de force, nous impose le bélier et pas n’importe lequel. Du coup, elle nous interdit, de fait, les autres alternatives prévues par la Charia.
Toujours, d’après nos coutumes c’est seulement le père de famille qui a la charge de s’acquitter de cette obligation sacrificielle. Mais religieusement cette croyance est infondée car toute personne musulmane majeure ayant les moyens doit sacrifier un bélier, fut-elle un célibataire.
Aujourd’hui pas mal de musulman(e)s disposant les moyens et qui sont en dehors des liens du mariage croient en être dispensés de cette tradition prophétique réitérée.
C’est parce que le fait serait étrange et bizarre socialement c’est pourquoi d’ailleurs les célibataires étant inaccoutumés de cette tradition prophétique s’en soustraient.
En outre, évoluant dans des sociétés foncièrement coutumières et traditionnalistes, les pesanteurs sociales déteignent sur les modalités d’accomplissement de l’acte cultuel. On a coutume de voir tout une kyrielle de rituels sociaux au moment de procéder au sacrifice du bélier.
Certains font des ablutions au bélier et d’autres déploient toute la famille pour poser leurs mains sur le dos de l’égorgeur. Pis encore, on estampe de plein front ce sang du bélier considéré en Islam comme une souillure.
Une fois terminée, cette offrande est mise en autant de parts qu’on distribue aux différents membres de la famille collatérale et aux voisins. Loin de s’opposer à cet élan de solidarité entre musulmans, mais le hic en est qu’on s’adonne à ces usages non pas pour la face exclusive de Dieu mais c’est par peur d’enfreindre des pratiques socialement établies. Et dans ce dispatching de l’oblation, naturellement la sœur du mari qu’on appelle « la première Ndjeukké» se taille la part du lion avec une jambe en main qui lui revient de droit.
Ces coutumes n’ont aucune base religieuse mais pourtant les populations s’entêtent et restent prisonnières de ces usages culturels.
De quoi a-t-on peur pour s’affranchir définitivement de ces lourdeurs sociales ? Certainement les sociologues ne manqueront pas de répondre à cette interpellation. Mais en ma qualité de juriste, je dirais que l’homme du fait de son instinct grégaire a peur de l’isolement ou de la stigmatisation qui sont des formes de sanctions sociales. C’est pourquoi l’individu pour assurer son intégration sociale doit respecter les règles qui gouvernent cette société. Mais malheureusement cette force obligatoire des règles sociales semble supplanter dangereusement les normes religieuses dans la célébration des fêtes au Sénégal.
Un autre élément non négligeable est « le paraître », autrement dit l’accoutrement et la parure le jour de la tabaski. La religion, bien entendu, recommande de porter de beaux et neufs habits pour célébrer la fête.
Cependant, il convient de souligner qu’elle n’exige à aucun fidèle d’outrepasser la limite de ses possibilités. Mais la concurrence et les stratégies de distinction sociale font que les musulmanes d’une manière sous-jacente se rivalisent d’accoutrements et de parures. Chacun croit qu’il doit avoir un habillement de luxe même si les moyens ne suivent pas, car la possession est gage d’estime et de considération sociale.
Mais ce qui est encore plus regrettable, est la folie des grandeurs et les excès que l’on constate de plus en plus dans les fêtes religieuses au Sénégal. Or l’Islam interdit formellement les excès et le Coran dit à ce sens à la Sourate 7 verset 31 : « Enfants d’Adam revêtez votre parure en tout lieu et temps de prière. Mangez et buvez, ne commettez pas d’excès car Allah n’aime pas ceux qui commettent des excès. » .
Toutefois cette interdiction divine de l’excès semble être ignorée au regard des abus et des gabegies notés pendant la célébration de la Tabaski.
Les femmes tenaillées par les pressions concurrentielles et des attitudes mégalomaniaques, remuent ciel et terre pour avoir en main deux voire trois accoutrements le même jour de la tabaski, des cheveux naturels et des chaussures de haute gamme etc.…
Certaines femmes exigent de leurs maris d’engager inconditionnellement toutes ces dépenses faramineuses et superfétatoires qu’elles considèrent à leurs yeux comme impératives. Et tout refus de dépenses afférentes à leurs toilettes est susceptible de créer des différends conjugaux voire même d’éventuels divorces.
Or ces exigences ne sont pas recommandées par Dieu, mais la spectacularisation de la tabaski et la boulimie de positionnement social élitiste font que certains musulmans versent de ces comportements ostensibles.
Les femmes ne se soucient guère de la provenance de l’argent et l’énormité des charges endurées, l’importance, pour elle, est de se faire belle la tabaski afin de susciter les regards et de capitaliser les compliments de la société.
A coup sûr, les hommes, dans cette quête d’honorabilité et de respectabilité sociales, deviennent les agneaux du sacrifice car ils se trouvent au lendemain de la Tabaski dans une situation d’impécuniosité et d’endettement chronique. Et toujours on essaie de justifier à tort la gabegie par des arguments moraux, tout le monde a ceci ou cela, moi également je dois l’avoir pour ne pas me déshonorer socialement.
De là donc, nous ne sommes plus dans une logique religieuse car on accomplit l’acte cultuel non pas pour la face exclusive d’Allah mais sous la dictée des orientations de la société.
Cependant, la primauté des règles sociales sur celles religieuses qui sont censées pourtant organiser la tabaski concourt à accréditer la thèse que la fête est socialement célébrée au Sénégal.
De ce fait, il importe de décortiquer le sens essentialiste voire spirituel de la tabaski afin de se libérer de l’enfermement et l’encerclement dans ce carcan carcéral des rituels et pratiques sociales.
II La tabaski : Un moment de retour vers Allah :
Contrairement au festoiement excessif qu’on veut l’assimiler, la tabaski décèle une dimension spirituelle importante. En effet, le sacrifice de la bête remonte à l’histoire d’Ibrahim, tradition que le Prophète (Psl) a perpétuée. Il faut dire que c’est à l’âge de 86 ans qu’Ibrahim, contre toute attente, eut son premier fils, qu’il nomma Ismaël.
Et Dieu l’éprouva en lui demandant de le lui offrir. Mais Ibrahim se montra obéissant à l’ordre du Seigneur. Allah lui rappela dans un songe la promesse qu’il Lui avait faite. Il dit alors à son fils :” Ô mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses ” .
Ismaël dit à ce propos : ” Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Allah, du nombre des endurants “. (Coran, Sourate37 Verset102).
Et le Coran qui rapporte ce dialogue, poursuit en ces termes :” Puis quand tous deux se furent soumis (à l’ordre d’Allah) et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que nous l’appelâmes : ” Abraham ! Tu as confirmé la vision (…) Et nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse ” Sourate 37, Versets
103-104-105-107.
Il ressort de la lecture de ces passages du texte coranique que la tabaski doit être un moment fort d’introspection pour tout musulman car elle doit nous permettre de jauger notre degré de soumission à Allah.
En effet, Ibrahim comme son fils Ismaël ont fait montre d’une soumission exemplaire à Allah malgré le caractère ardu de l’épreuve.
C’est pourquoi vouloir confiner la Tabaski à une simple festivité folklorique relève d’une vision réductionniste voire simpliste car le sacrifice de la bête représente un acte symbolique d’une grande spiritualité.
Cette épreuve d’Ibrahima est pleine d’enseignements que nous devons avoir la clairvoyance de décrypter au lieu de se laisser emberlificoter par la noce et les réjouissances.
Et parmi ces enseignements, il y a la crainte révérencielle en Dieu. Si la projection est faite en soi on comprendra aisément qu’il faut une croyance solide en Dieu pour pouvoir parvenir à immoler son propre fils.
En vérité l’homme développe une affectivité naturelle à sa descendance donc il n’y a que la crainte en Dieu qui peut vaincre cette affection instinctive et Ibrahim l’a fait.
De même son fils Ismaël est également pétri d’une foi inébranlable en Dieu car il n’a pas hésité d’un seul iota devant l’imminence de la mort jusqu’à ce que le Seigneur le remplace par un bélier.
Dieu dit dans le Coran : «Nous rachetâmes l’enfant par un bélier considérable » (Sourate.37, Verset.107).
Dans ce même sillage la tabaski nous enseigne qu’Allah a besoin d’un cœur pur exempt de tout vice.
En réalité l’acte cultuel en tant que tel est un moyen mais n’est pas la finalité. Donc le sacrifice du mouton est un moyen qui doit nous conduire à une finalité notamment une foi solide en Dieu et un cœur immaculé.
Cela se comprend à la lecture de ce passage du saint Coran : «Ni leur chair ni leur sang(les bêtes) n’atteint ALLAH, mais ce qui l’atteint de votre part, c’est la piété… » (Sourate.22, Verset.37).
Donc l’acte d’abattage est superficiel mais intrinsèquement, il doit nous conduire à la piété et un cœur comblé d’Allah.
En effet, Dieu n’aime pas qu’on L’associe à personne que ce soit sa famille, ses enfants ou ses biens. Or ceux-ci constituent de véritables obstacles pour accéder à Allah. En effet, l’amour de ces biens terrestres au détriment du Créateur Suprême est une forme d’associationnisme voilé.
Et, le Seigneur a voulu sonder Ibrahim en l’éprouvant d’immoler son unique fils d’alors. Et comme je l’ai dit plus haut l’homme a naturellement une affectivité à sa descendance mais Ibrahim qui a un cœur sain n’a voulu associé rien à son Seigneur. C’est pourquoi il s’apprêta promptement à immoler son propre fils qui pouvait s’ériger comme une barrière devant Allah.
A travers la Tabaski donc, nous devons apprendre qu’Allah a besoin d’un cœur sain qui ne soit entaché ni de la famille, ni des enfants encore moins des biens d’ici-bas, mais d’un cœur comblé de l’amour du Seigneur.
Le prophète Ibrahim serait dubitatif ou désobéissant s’il y avait un quelconque amour de son fils Ismaël.
De ce fait, un cœur sain est celui qui est exempt de tout amour si ce n’est celui de Dieu.
L’amour excessif des biens de ce bas monde en lieu et place du Créateur qui les a créés est constitutif d’un associationnisme.
Allah l’a bien corroboré dans le Saint Coran en nous rappelant à la Sourate 26 Versets 88-89 que la résurrection est : « le jour où ni les biens ni les enfants ne profiteront, sauf à quiconque vient à Dieu avec un cœur sain. »
Dans la même foulée la Sourate 34 Verset 37 confirme le verset précité. Allah nous y dit que : « Ni vos biens ni vos enfants ne sont chose à vous rapprocher à proximité de Nous(Allah) … »
La tabaski est donc une opportunité qui s’offre à tout musulman de rompre avec toute chose qu’il peut associer à Allah le Tout-Puissant. Et c’est cette leçon d’une haute portée spirituelle que le prophète Ibrahim nous a livrée à travers la Tabaski. Il est donc grand temps de délier ce qu’est la Tabaski de ce qui ne l’est point. Les coutumes et rites n’ont qu’un fondement social mais ne doivent pas prendre le dessus sur les règles directrices qui gouvernent la religion surtout dans la célébration de la tabaski.
De même on ne doit pas faire abstraction de la dimension spirituelle qui est l’essence malgré l’amplification folklorique et la théâtralisation sociale de la tabaski.
Cheikh Mabeye Seck
Magistrat
Septembre 2014